Excuses de la France, sentiment sur les réalisation post 1962 et connaissance de l'histoire de la lutte pour l'indépendance


Les algériens entre la revendication d’excuses à la France, les frustrations des résultats de l’indépendance et la méconnaissance de leur histoire

L’occasion de la commémoration du 59e anniversaire du jour de l’indépendance a offert l’occasion de sonder les algériens sur quelques questions cruciales.

La première est celle des excuses de la France qui revient régulièrement au devant de l’actualité. Les polémiques, de part et d’autre, reviennent avec la même régularité. Mais on n’a jamais demandé aux algériens leur avis. Nous l’avons donc fait. Certes le moment de la fête de l’indépendance peut introduire un biais, les images rappelant la colonisation, les cérémonies commémoratives, les discours, les conférences, rendent la période plus présente. Mais la relativité de ce biais peut être illustrée par la proportion assez élevée de personnes ne sachant pas à quel événement se rapporte la date du 5 juillet 1962.

Mais, comme on le verra, la proportion d’algériens adultes voulant des excuses est suffisamment élevée pour mettre de côté tout doute, né d’un biais ou de la marge d’incertitude, quant à sa réalité.

Ceci n’empêche pas le trouble qu’on peut ressentir à lecture des résultats des deux autres questions. La première est l’importance de la proportion d’algériens qui, à la question « Cela fait 59 ans que l’Algérie a eu son indépendance. Pouvez- vous me dire si vous êtes satisfaits ou pas satisfaits de ce que l’Algérie a réalisé au cours de ces 59 ans ? » disent qu’ils ne sont pas satisfaits ou même pas du tout satisfaits. Ceux qui ne savent pas constituent une proportion importante aussi.

Enfin, et ceci pose de grave questions sur la connaissance de leur histoire par les algériens et surtout l’enseignement et la transmission de cette histoire de manière générale. Nous limitant à la période contemporaine, et pour approcher la question de la connaissance de l’histoire de la lutte de pour l’indépendance, nous avons posé aux sondés 5 questions relatives à leur connaissances des événements relatifs à des dates qui ont jalonné cettelutte:le 8 mai 45, le 1er novembre 1954, le 20 Aout 1956, le 19 mars 1962 et enfin le 5 juillet 1962. Concernant cette dernière date, il y un biais certain parce que le sondage a justement été réalisé durant la période de commémoration du jour de l’indépendance, mais on sera très étonné du résultat. Presque un tiers ne sachant pas l’événement associé à la date. Ces cinq questions sont d’autant plus intéressantes qu’on peut comparer leursrésultatsà ceux obtenus lors d’un sondage réalisé en mars 2012. Cette comparaison fait apparaitre une baisse des proportions d’algériens connaissant les événements associés aux différentes dates.

L’ensemble de ces résultats appelle évidemment des approfondissements et des débats. Les problématiques sont nombreuses et importantes.


Méthodologie du sondage

L’enquête a été effectuée par téléphone du 30 juin au 10 juillet 2021 auprès d’un échantillon de 751 personnes de 18 ans et plus tirées au hasard. L’échantillon a été redressé par rapport à la structure réelle par groupes âge et par genre de la population de 18 ans et plus. Concernant la taille de l’échantillon, si elle introduit un peu moins de précision que par rapport à un échantillon de taille standard (de 1000 à 1200), dans notre cas on voit rapidement que dès lors que l’échantillon dépasse quelques centaines d’individus, les estimations de proportions qu’on en tire varient assez peu.

L’analyse croise les variables d’intérêt (celles sur laquelle porte le sondage), avec les variables explicatives comme le genre, le niveau d’instruction, l’âge, la situation individuelle, la région ou le milieu de résidence… Elle croise aussi les variables d’intérêt entre elles.

Il est clair que les impératifs de coller à l’actualité et/ou de publication rendent la durée de l’analyse extrêmement courte, alors que les questions soulevées devraient bénéficier d’approfondissements. Cette limite n’enlève pas toutefois l’intérêt d’un sondage dont l’objectif premier est d’essayer de mesurer l’opinion à un moment donné, sur un thème d’actualité le plus souvent.


Près de 80% pour que la France présente ses excuses au peuple algérien pour ce qu’il a subi durant la colonisation

La question à laquelle les sondés étaient invités à répondre était la suivante « Parmi les algériens, certains pensent que la France doit présenter ses excuses au peuple algérien pour ce qu’il a subi durant la colonisation et d’autres non. Vous-mêmes pensez-vous que la France doit présenter ses excuses au peuple algérien? ». Les modalités de réponse étaient, « oui », « non » ou bien « ne sait pas ». La question était bien entendu traduite en arabe, et dans la très grande majorité des cas c’était la version arabe qui était posée.

Les réponses à cette question montrent que près de 78% des algériens voudraient que la France présente des excuses. La proportion de non est, elle, de 15%.

...

Une proportion aussi importante des algériens qui voudraient que la France présente des excuses, a pour effet des différences assez peu importantes entre les différentes catégories de la population classée selon le genre, le niveau d’instruction, la situation individuelle, la région ou le milieu de résidence (urbain ou rural).

Un des effets intéressants à tester est celui de l’âge. On peut penser en effet que cette question n’est pas vécue de la même manière par les plus âgés qui peuvent avoir des souvenirs de la période coloniale et surtout de la guerre, comme les personnes qui ont plus de 65 ans, ou bien qui ont vécu l’immédiat après-guerre, comme les plus de 50 ans, et les générations qui ont suivi pour qui la guerre et encore plus la période coloniale sont beaucoup plus lointains. Cette tendance apparait bien quand on procède à des regroupements selon les catégories d’âges précédentes. Mais elle devient plus mitigée avec des groupes d’âge plus fins (graphique), ce qui veut dire qu’il y a d’autres facteurs qui entrent en jeu. Ce qui semble apparaitre est le constat suivant : une proportion moindre pour les moins de 34 ans pris globalement. Ensuite une croissance de la proportion de oui jusqu’au groupe d’âge de 35 à 64 ans et enfin une forte chute ensuite à partir de 65.

...

Le phénomène semble lié à la plus ou moins grande connaissance de l’histoire de la guerre d’indépendance restitué dans les réponses aux questions que nous avons posées sur la connaissance des événements relatifs à différentes dates historiques. Les proportions obtenues sont, toutefois,trop proches pour qu’on puisse se prononcer, tenant compte de la marge d’incertitude1.

...

De quelle manière le fait de vouloir ou non que la France demande des excuses est-elle liée au jugement que les personnes ont des réalisations de l’Algérie après l’indépendance (voir notre article à ce sujet) ?

Cette appréhensions est résumée dans la réponse à la question « comment percevez-vous les réalisations de l’Algérie 59 ans après l’indépendance ». Les modalités de réponses vont de« très peu satisfait » et « très satisfaisant ».

Le croisement des deux variables ne fait pas apparaitre de différences notables.

...

Ce constat est important car il illustre le fait que la demande d’excuse à la France n’est pas liée au jugement sur la manière dont a évolué l’Algérie après l’indépendance. Un courant important de l’opinion française relie en effet les excuses de la France avec l’histoire de l’Algérie après 1962.


Notes:
  • 1 - Si on en tenait compte, on devrait distinguer entre les personnes qui connaissent seulement un ou deux événement ou aucun et ceux qui connaissent trois événement ou plus.

L’absence de satisfaction des réalisations des 59 ans d’indépendance : importante et fortement liée au niveau d’instruction

Au lendemain de la commémoration du 59e anniversaire de l’indépendance nous avons voulu savoir comment les algériens apprécient le chemin parcouru. La question posée était la suivante : « Cela fait 59 ans que l’Algérie a eu son indépendance. Pouvez- vous me dire si vous êtes satisfaits ou pas satisfaits de ce que l’Algérie a réalisé au cours de ces 59 ans ? » les modalités de réponse étaient:très satisfait, satisfait, peu satisfait, pas du tout satisfait ou sans opinion.

Le premier constat est que les algériens sont très partagés sur cette question. Satisfaits et insatisfaits sont à peu près dans les mêmes proportions (49% contre 46%). Mais parmi les deux modalités de l’insatisfaction et les deux de la satisfaction, nous sommes loin d’avoir la même symétrie.

...

Voyons d’abord comment ce degré de satisfaction se distribue à l’intérieur des différents groupes sociaux tels que délimités par le genre, le niveau d’instruction, la situation individuelle, l’âge ou d’autres variables toutes aussi importantes.

Selon le genre. On observe une différence assez significative entre hommes et femmes, notamment pour les modalités pas du tout satisfait et satisfait.

...

La satisfaction évolue de manière significative avec le niveau d’instruction : la proportion des « pas du tout satisfait » s’élève fortement en passant des analphabètes aux personnes ayant un niveau d’études supérieures. La tendance à avoir une opinion ou non suit la même tendance. Enfin la proportion de « très satisfait » baisse assez fortement avec le niveau d’instruction. Les chiffres ne montrent pas par contre de tendance précise chez les « satisfait » : la proportion fluctue fortement en passant des analphabètes aux supérieurs. Globalementdonc nous avons clairement un effet du niveau d’instruction qui est corrélé négativement à la satisfaction.

...

Par situation individuelle, nous noterons le cas des femmes au foyer. La proportion de « pas du tout satisfait » ou « pas satisfait » atteint le minimum pour cette catégorie et la proportion de satisfaits ou très satisfaits atteint son maximum. Cette particularité explique à elle seule pourquoi, globalement, les femmes sont plus satisfaites que les hommes. La majorité des femmes (65% environ) sont des femmes aux foyers Elleexplique aussi un autre constat à savoir que les célibataires sont beaucoup moins satisfaits que les mariés (54% d’insatisfaits en regroupant les deux modalités d’insatisfaction contre 42%). Les femmes au foyer constituent aussi une bonne majorité (75%) des femmes mariées. Nous avons vu plus haut que le degré de satisfaction est lié négativement au niveau d’instruction. Or le niveau d’instruction des femmes au foyer est pour plus de 50% d’entre elles inférieur ou égal au moyen. Les femmes de niveau d’instruction supérieur n’en constituent que 14%.

Par situation individuelle, la catégorie la moins satisfaite est celle des chômeurs où la proportion de non satisfaits atteint son maximum et celle des satisfaits son minimum, c’est-à-dire une situation quasi symétrique avec celle des femmes au foyer. Les sans opinion atteignent leur maximum ici.

...

Autre phénomène très particulier, les ruraux sembleraient moins insatisfaits que les urbains. De même, les habitants des hauts plateaux et du sud ont une propension plus importante que les habitants des régions nord à être satisfaits ou très satisfaits. On constate l’inverse pour la non satisfaction. Ces deux phénomènes (différence suivant les régions et différence suivant l’urbain et le rural) semble eux-mêmes déterminés, ne serait-ce qu’en partie par les niveaux d’instruction différenciés par dispersion et par région, notamment la proportion de personnes de niveau supérieur dans l’urbain de manière générale et dans le nord du pays comparativement aux hauts plateaux et au sud.

Notons enfin une assez bonne corrélation (négative) de la satisfaction avec l’âge. Plus les personnes sont âgées, plus on y trouve de personnes satisfaites (les deux modalités réunies) et inversement plus les personnes sont jeunes et plus on y trouve d’insatisfaits. Sauf à l’extrême aussi ou la proportion des insatisfaits remonte chez les 60 ans et plus.Ceci est illustré dans le graphique donnant la proportion de non satisfaits (très peu satisfaits et peu satisfaits) par groupe d’âge.

...

Ceci est aussi relié en partie avec le niveau d’instruction. Les jeunes étant, proportionnellement, les plus instruits. Mais il n’est pas exclu aussi que le niveau d’exigence chez les jeunes soit plus élevé. En particulier le référentiel temporel pour se prononcer sur les réalisations de l’Algérie indépendante est, chez les jeunes, beaucoup plus court et donc les possibilités de constater des changements plus réduites. Plus troublant est le fait que la proportion d’insatisfaits remonte après 60 ans. Ceci semble lié à la situation individuelle de retraité où le taux de « très peu satisfait » est très élevé (35% contre une moyenne de 30%).

Au total les phénomènes qui semblent avoir chacun un effet spécifique sur le degré de satisfaction sont le niveau d’instruction d’abord, l’âge et le genre. Sur le fond lui-même, il est clair qu’une proportion d’insatisfaits de près de 50% interpelle fortement. Un hiatus s’est installé entre l’énoncé régulier par les pouvoirs publics des progrès dans la santé, l’éducation, les infrastructures et le niveau de vie (nutrition, habitat) et les aspirations des citoyens sur d’autres dimensions telles qu’exprimées par exemple par le hirak. Cela relève de la tâche des sociologues que de nous apporter des réponses sur ce décalage.


Une connaissance parcellaire de l’histoire de la lutte pour l’indépendance

Pour tester les connaissances des algériens sur l’histoire de la lutte pour l’indépendance nous avons proposé aux sondé de nous citer les événements qui ont eu lieu à cinq dates : le 8 mai 1945 (manifestations et répression des manifestations dans l’est (Sétif, Kherrata, Guelma), le 1er novembre 1954 (déclenchement de la lutte armée), le 20 aout 1956 (tenue du congrès de la Soummam), le 19 mars 1962 (signature des accords d’Evian (la veille) et cessez le feu) et enfin le 5 juillet 1962 (1er jour de l’indépendance).

Les réponses à cette dernière date risquaient d’être biaisées dans la mesure où le sondage se déroulait dans la période de commémoration de l’anniversaire de l’indépendance et il était difficile de ne pas en entendre parler. En principe tout au moins. A contrario, l’ignorance de l’événement relatif à cette date signifie une profonde méconnaissance de l’histoire contemporaine de l’Algérie.

Des différentes dates la plus connue est le 1er novembre (81%). Le premier jour de l’indépendance arrive en 2e avec 68%. Ceci est évidemment une surprise dans la mesure où le sondage s’est déroulé dans la périodede la commémoration du 59e anniversaire. Les événements relatifs aux autres dates sont moins beaucoup moins connus. Des trois c’est le 8 mai 1945 qui est le plus connu avec 50%. Le congrès de la Soummam vient en deuxième avec 39%, et enfin la date du cessez le feu loin derrière, avec seulement 27%.

...

Afin de mieux cerner la faible imprégnation de cette connaissance d’une histoire normalement accessible à tous les algériens, nous avons testé l’effet de quatre variables : le niveau d’instruction, l’âge, le genre ainsi que la région. Toutefois pour ne pas tester ces variables une à une, nous avons construit une note, qui est la somme les notes obtenues à chacune des questions. Les réponses des sondés étant notées 1 ou 0 suivant que la réponse données soit juste ou fausse.

L’analyse fait apparaitre une liaison avec le niveau d’instruction et l’âge. La relation est par contre beaucoup moins évidente avec le genre ou la région.

Pour illustrer la relation nous allons prendre les deux extrêmes, les personnes analphabètes et les personnes du supérieur. On constate que les proportions chez les analphabètes baissent en allant de la plus faible à la plus élevée, et l’inverse chez les personnes du supérieur.

...

L’effet du niveau d’instruction semble donc clair, même si on se serait attendu à ce que des personnes ayant fait le supérieur aient toutes la note 5. Ici, elles sont malheureusement moins de 40%.

Concernant l’âge. Il est clair qu’il y a déjà une relation entre l’âge et l’instruction :la proportion de personnes ayant fait le supérieur est beaucoup plus importante chez les nouvelles générations. Mais il y a d’autres effets de l’âge. Notamment celui d’une plus grande proximité des événements eux mêmes pour les anciennes générations. Il peut y avoir aussi d’autres effets. Par exemple il pourrait y avoir une plus grande motivation des jeunes à étudier l’histoire. Mais ce n’est qu’une hypothèse bien entendu.

C’est sans doute ces différents effets entremélés qui empêchent que ne se dégage une relation claire entre l’âge et la connaissance de l’histoire de la lutte pour l’indépendance, tout au moins d’après la manière dont nous la mesurons.

...

En tous cas il apparait bien un effet de l’âge. Mais très ambigu. Si on se limite aux notes 4 ou 5. On peut émettre l’hypothèse de deux populations différentes : les 18-44 ans et les 45 ans et plus. Dans les deux cas, les proportions baissent avec l’âge. Les explications à cette configuration ne semblent pas évidentes.

Nous avons effectué un sondage similaire en 2012 (voir El Wattan du 28 mars 2012), avec les mêmes questions se rapportant aux mêmes dates historiques. Presque dix années après, les réponses donnent presque la même hiérarchie dans la connaissance des dates. Celles du 1er novembre et du 5 juillet étant les plus connues, même s’il y a une inversion de l’ordre entre les deux sondages. Le 5 juillet 1962 en tant que 1er jour de l’indépendance était l’événement le plus connu en 2012. En 2021 c’est le premier novembre. Mais le phénomène le plus frappant est que les proportions des personnes qui connaissent les événements associés à ces dates ont toutes baissé, sauf une, celle du 20 aout 1956. Concernant cette dernière date cela pourrait être un effet indirect du hirak. Nombre de slogans ou de références ont été puisés de la plateforme ou des personnes qui ont animé le congrès

Cette baisse est évidemment préoccupante. Cela voudrait dire que non seulement les algériens ont des lacunes importantes concernant la connaissance de leur histoire récente, mais qu’en plus ces lacunes concernent de plus en plus de personnes.

...